Tristan da Cunha — Intégrer la monnaie sans renoncer à ses valeurs

J’ai découvert un peu par hasard dans ma bibliothèque un livre de Hervé Bazin, «Les bienheureux de La Désolation», qui relate un fait divers peu banal. En 1961, le volcan de Tristan da Cunha, une petite ile britannique perdue au beau milieu de l’Atlantique, entre en éruption. Toute sa population, 260 habitants, doit être évacuée au Royaume-Uni. Habitués à une vie simple et rudimentaire dans une micro-société, bien loin de la technique, le contact avec la société occidentale est un vrai choc pour eux. À un point tel que la plupart d’entre eux choisissent de repartir sur leur ile 2 ans plus tard, ce qui n’a pas manqué de vexer toute l’Angleterre.

J’ai été assez déçu du livre en lui-même, que j’ai trouvé assez superficiel dans son traitement de l’évènement, avec des personnages très peu fouillés, et une description rapide de faits, sans beaucoup de développement. Mais un passage, particulièrement, a résonné en moi, lorsque l’auteur survolait l’histoire de l’ile (p32, éditions du Seuil, 1970):

1954 — […] L’introduction des billets a créé des incidents cocasses. «Que veux-tu que je fasse de ça?» disaient les femmes, habituées au troc et dont l’unité monétaire demeure la livre de pommes de terre».

Habituées au troc?! Je n’osais croire que les Tristanais aient réellement fait usage du troc dans leur vie de tous les jours! En effet, pour reprendre les conclusions des travaux de Caroline Humphrey sur le troc, telles que citées par David Graeber dans son livre «Debt — the first 5000 years» (p29, édition 2014):

No example of a barter economy, pure and simple, has ever been described, let alone the emergence from it of money; all available ethnography suggests that there never has been such a thing.

En français:

Aucun exemple d’économie basée sur le troc, pure et simple, n’a jamais été décrit, sans même parler de l’émergence de la monnaie qui s’en suivrait. L’ensemble de l’ethnographie disponible suggère qu’une telle chose n’a jamais existé.

Mais alors, à quoi ressemblait l’économie de l’ile, sans monnaie, si elle n’était pas basée sur le troc? Après quelques recherches, je suis tombé sur un article passionnant de Peter A. Munch: «Economic Development and Conflicting Values: A Social Experiment in Tristan da Cunha». Non seulement il répond à mes questions, mais il va même beaucoup plus loin. C’est essentiellement de son contenu que je vais vous parler ici.

Le contexte de l’ile

Tristan da Cunha est une petite ile de 100 km2, aussi grande que Paris mais avec un gros volcan en plein milieu, au cœur de l’Atlantique. C’est la terre habitée la plus isolée au monde: il faut parcourir 2200 km (la distance Paris-Moscou) pendant 1 semaine en bateau pour voir d’autres visages humains, sur l’ile de Sainte-Hélène. La ville continentale la plus proche est Le Cap en Afrique du Sud, à 2400 km. Localisation de Tristan da Cunha

Et pourtant, une colonie britannique s’y est développée au début du XIXème siècle, et s’est stabilisée autour de 250 à 300 habitants. À cette époque, l’ile jouait un rôle central dans le ravitaillement des navires faisant route à travers l’océan. Elle fut de plus en plus isolée lorsque, suite au développement des navires à vapeur, les escales devinrent peu à peu superflues. De plus, l’ouverture du canal de Suez changea profondément les routes maritimes. Entre les deux guerres, les habitants pouvaient attendre jusqu’à 18 mois sans voir passer le moindre bateau. À tel point que la population ne fut mise au courant de la fin de la 1ère guerre mondiale qu’en 1920 (source: Bazin, p30). La seconde guerre mondiale vit l’établissement d’une garnison navale, ce qui mit fin à l’isolement total de l’ile.

Économie et valeurs des Tristanais

L’extrême isolement de l’ile a fait en sorte que ses habitants ont développé une économie de subsistance: c’est-à-dire une économie où chacun est autosuffisant, avec pas ou très peu de surplus produits. Ils ont par contre toujours dépendu de l’extérieur pour certaines choses, comme l’habillement, le sucre, la farine, le thé… Denrées dont ils disposaient facilement au XIXème siècle pendant la période faste de l’ile, grâce à leurs nombreux contacts avec des navires de passage, mais qu’ils ont peu à peu reconsidérées comme des produits de luxe. Bien sûr, n’ayant pas usage de la monnaie, ces échanges avec l’extérieur avaient lieu sous forme de troc. Et ce détail est très important: le troc a toujours existé dans l’histoire de l’humanité, mais essentiellement dans les échanges avec des étrangers. Aucune économie n’a jamais été entièrement basée dessus. Mais alors, comment s’organisaient donc les Tristanais?

Chaque ménage était essentiellement indépendant des autres: chacun était son propre maitre, cultivait ses propres pommes de terre, élèvait son bétail, pêchait ses poissons, etc. Bien que très indépendants, la coopération entre habitants était omniprésente et se faisait à l’intérieur de multiples réseaux relationnels, en fonction des liens personnels et familiaux qui s’étaient développés entre les habitants. Par exemple, beaucoup de tâches ordinaires étaient co-gérées par plusieurs habitants, et la plupart du bétail, des plantations, etc. étaient co-possédées en petits groupes de quelques personnes. De plus, il était d’usage de faire appel à son réseau pour demander de l’aide dans des tâches diverses, que ce soit pour repeindre une pièce, clôturer son jardin, refaire son toit… Il y avait aussi une grande tradition de partage et de don: il était courant que le produit d’une récolte soit en partie distribué à son réseau, parfois à hauteur de la moitié.

Bien que chacun ne coopérait réellement qu’avec son propre réseau, il n’existait nullement de clans prédéfinis. Les relations entre habitants évoluaient naturellement et n’étaient pas exclusives. Par contre, la population manquait d’esprit communautaire global, dans le sens où personne ne ressentait aucune obligation envers la communauté prise comme un tout, bien que, nous l’avons dit, la coopération au sein d’un même réseau était fondamentale. Ceci est principalement dû au fait que les Tristanais ont profondément intégré les valeurs d’égalité et d’intégrité personnelle (au sens que chacun est son propre maitre), comme l’atteste le passage suivant du document qui servit de fondation à la communauté, en 1817:

No member shall assume any superiority whatever, but all to be considered as equal in every respect.

Traduction:

Nul ne s’estimera supérieur en rien, mais chacun sera considéré comme égal à tout niveau.

En fait, pour un œil extérieur, ils vivaient en pleine anarchie, sans besoin de chef.

Introduction de la monnaie, et du travail salarié

Pendant la 2ème guerre mondiale, une garnison navale fut établie à Tristan, ce qui mit fin à son isolation: une école, des ravitaillements réguliers et une liaison radio avec Le Cap furent mis en place, qui perdureront par après.

Après la guerre, un projet de développement économique fut mis sur pied en partenariat avec des entreprises sud-africaines à travers l’établissement d’une industrie de pêche, dans l’espoir de développer l’ile. Par ailleurs, de meilleures techniques agricoles furent enseignées aux Tristanais, dans l’idée que de meilleurs rendements leur permettraient de se spécialiser, et ainsi de libérer de la force de travail pour la nouvelle industrie.

Et c’est là que ça devient intéressant: non seulement cette division du travail n’a jamais eu lieu, mais en plus les insulaires se sont révélés incapables d’honorer un contrat de travail à l’occidentale. En effet, il n’était pas rare que ceux-ci ne se présentent pas, car ils avaient d’autres choses à faire, plus importantes à leurs yeux, comme le respect d’obligations sociales (aider un ami), ou la culture de leur propre champ. Il faut savoir que les Tristanais ont développé une hiérarchie implicite d’obligations personnelles: si quelqu’un a besoin de moi pour refaire son toit, cela passera avant l’abattage de mes bêtes. Et dans cette hiérarchie, l’emploi salarié n’a pour eux qu’une faible priorité. Face à ce constat, des adaptations furent mises en place, et il fut accepté que les insulaires se présentent seulement quand ça les arrangeait, en étant payés à la prise, tout en embauchant des sud-africains pour compléter les équipes.

C’est ainsi que la monnaie fut peu à peu introduite sur l’ile, via les salaires versés par l’industrie de pêche, mais aussi grâce à la vente de denrées locales à la colonie salariée extérieure. Cela leur a permis d’acheter des produits importés, et de rehausser considérablement leur niveau de vie, par rapport à leur période d’isolation. Les insulaires se sont en fait très vite faits à l’usage de la monnaie, comme moyen d’échange mais aussi comme expression abstraite de la valeur. Mais celle-ci était utilisée quasi exclusivement dans les relations avec les extérieurs. Acheter et vendre était considéré par eux comme l’antithèse des relations d’entraide réciproques qu’ils ont cultivées depuis toujours. Dans les rares cas où des transactions monétaires avaient lieu au sein de la communauté, celles-ci se faisaient entre des insulaires n’ayant pas développé de telle relation.

Et c’est là la raison fondamentale pour laquelle les Tristanais ne se sont jamais spécialisés dans leur production (« Toi tu cultives, et moi je garde le bétail»), comme l’avait espéré les promoteurs de l’industrie de pêche. Pour les Tristanais, il était impensable de devoir se vendre l’un à l’autre ses propres pommes de terre ou sa propre viande. Ils ont donc continué à gérer leurs affaires comme ils l’ont toujours fait, en restant très indépendants, tout en coopérant.

L’article de Peter Munch décrit la société tristanaise jusqu’à la fin des années 1960, et je me demande dans quelle mesure les choses ont évolué depuis. Je n’ai pas trouvé de source complète à ce sujet, bien que j’aie l’impression, au vu de ce que j’ai pu glaner ça et là, que les fondements n’ont pas changé, bien que l’ile se soit encore davantage modernisée: le travail occupe une place dans leur vie, mais de manière très flexible.

Pour conclure

L’exemple de Tristan da Cunha illustre parfaitement un fait général (voir le livre de Graeber cité plus haut). La monnaie n’a pas d’utilité dans une petite communauté, car dans une telle communauté, les relations entre ses membres sont suffisamment fortes pour faire du don et de la coopération quelque chose de naturel. Ses membres rejettent spontanément l’usage de la monnaie entre eux, qui n’a de sens que dans des relations d’affaire, impersonnelles, qui se font avec des inconnus. Et ça n’a en fait rien d’étonnant: ne réagissons-nous pas encore intuitivement comme cela dans nos sociétés? Ne rejetons-nous pas l’usage de la monnaie entre amis?

La monnaie (et le troc) ne devient nécessaire que lorsque la communauté est incapable de produire certaines choses qu’elle considère comme essentielles, et que le commerce avec les étrangers devient inévitable. Ainsi, les Tristanais ont accepté la monnaie seulement dans la mesure où cela leur permit d’améliorer leur niveau de vie en s’achetant des biens importés. Mais fondamentalement, ils savaient faire sans! Ils n’avaient pas besoin de jobs, ils n’avaient pas besoin de monnaie. Et leur force est d’avoir su intégrer ce nouveau type de relation, celle du travail salarié, dans leur hiérarchie de valeurs, au lieu de la rejeter en bloc, ou de renoncer à leurs propres valeurs de coopération sociale.

Quelques liens

Voici encore quelques ressources, que je n’ai moi-même pas consultées, mais qui sont le prolongement de cette analyse:

  • le livre Crisis in Utopia de P. Munch, pour en découvrir plus sur la société tristanaise jusque la fin des années 1960;
  • l’article Social Change in Tikopia de R. Firth, pour découvrir un autre exemple d’introduction de la monnaie dans une population isolée.

Photo-bannière de Brian Gratwicke, cc-by.
Carte générée à partir d’un modèle de Wikipédia et d’une carte de Uwe Dedering, cc-by-sa.